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Pousser les portes des prisons















Entrer dans une prison. Présenter sa pièce d’identité. La laisser à l’entrée. Passer à travers des détecteurs de métaux. Traverser la cour en compagnie du gardien chef. Un homme déjà âgé, un peu fort. Un homme noir aux yeux clairs, qui vous sourit et, quasiment d’un même mouvement, gronde après les détenus debout dans l’étroit passage, dos au mur, tête baissée.


Entrer dans la prison, c’est happer au passage une odeur de mélange de corps, de vieux bâtiments détrempés d’humidité, de produit de nettoyage puissant, une odeur d’attente et d’impossibles journées au soleil : certaines cellules sont exposées au soleil toute la journée. C’est côtoyer un catalogue d’étranges camaraderies mêlées de hargnes, de colères soudaines.


Entrer dans la prison. Se laisser enfermer, avec les détenus, dans la salle où se célèbre tout : la messe, les rencontres, une prestation culturelle quelquefois. Entrer dans la prison et sentir se rétrécir son corps, son esprit, sa chance de liberté. Même pour trois heures, c’est étouffant. Même en sachant qu’au bout de ces trois heures d’atelier on en sortira, c’est angoissant.


Entrer dans la prison et attendre un détenu qui n’assistera pas à l’atelier aujourd’hui parce qu’il est au mitard. Le voir arriver finalement au bout d’une heure, parce que le directeur aura eu un geste d’élargissement temporaire. Le voir arriver et mesurer sa honte et sa colère, sentir son odeur de corps pas lavé depuis combien de jours, le regarder se laisser toucher par les autres qui s’approchent et n’ont qu’un geste simple, à peine visible, comme pour lui signifier : « voilà, tu es toujours des nôtres ».


Entrer dans la prison pour trois heures et y entrer pour deux ans, dix ans, une vie, ce n’est pas la même chose.


Imaginer la prison et en rêver pour d’autres, affûter sa haine, lâcher sa purée d’excréments comme une poule se laisse aller sur un fauteuil, sans y penser plus que ça, mais voilà, c’est fait, cadeau et tant pis pour l’odeur, tant pis pour les taches, tant pis pour les éventuelles contaminations ; se réjouir de l'emprisonnement et en rêver pour d’autres, l’exiger, le réclamer avec la bave aux lèvres ou s’en féliciter (il a été condamné, ô joie), rêver la prison comme cela, c’est n’y être jamais allé, jamais entré, jamais demeuré. 


Il faut être atterré par les méprisables éructations de pauvres gars qui se prétendent journalistes et qui livrent à la vindicte populaire le passé d’un homme ayant lui, vécu, supporté et tâché d’oublier ces deux années de condamnation qu’il lui aura fallu dépasser, et avec quel brio ! Il faut être dégoûté ! Il est urgent que nous soyons révulsés par ceci qui n’est que de la haine revêtue des oripeaux de la bonne conscience.


Parlons du second aspect de la question. Parlons banlieues, parlons homme noir, parlons artiste noir né en banlieue qui ne se débarrasse pas de ses concitoyens comme on se soulage de la poussière à ses chaussures.


Parlons d'un artiste qui mène une lutte. Il surmonte les obstacles : faut-il encore les énumérer pour ce qui concerne les artistes noirs ?


Paternalisme – ah, celui-là, comme il maquille bien le doute profond sur nos qualités et nos possibles ! Comme il se présente comme un ami sans bien mesurer à quel point il étouffe, réduit, infantilise notre imaginaire en tentant de nous ramener à ce qu’il connaît – ou croit connaître - le mieux : lui-même !


Restriction des budgets. Il y a peu encore, j’ai assisté à la projection d’un formidable film n’ayant trouvé aucuns soutiens, ni institutionnel, ni même du paternaliste du dessus et qui finalement, se sera réalisé avec vingt-sept mille euros de budget. Ce film-là court encore après une chance de projection dans une salle correcte. Ces restrictions sont clairement le quotidien de films que nous portons et dont les thèmes intéressent peu car ils seraient la preuve de larges pans d’histoire que ce pays cherche à enfouir au plus profond : qu’on ne s’en souvienne plus ! qu’on oublie ce passé qui ne nous appartient pas autant que les épopées de Jeanne d’arc et les défaites héroïques de Roland de Roncevaux ! Ces passés qui se nomment esclavage, colonialisme, massacres, exclusion de tout un pan de l’humanité des rangs communs. Ces passés qui ne passent pas et qui se survivent dans le présent de certaines villes, de certains départements dits outremer. Les restrictions budgétaires qui tuent les films qui nous intéressent sont si nombreuses que nous ne savons plus quel projet soutenir via les cagnottes, les appels à dons, les caisses de solidarité.


Les obstacles sont légion pour un cinéaste noir, à commencer par l’obtention même de l’appellation de cinéaste. Mais passons.


Cet artiste qui autrefois a purgé ses deux années de prison a transcendé les obstacles de son lieu de naissance, il les a sublimés pour en faire une étude très serrée des conditions de vie, de l’organisation en réseaux, des petits arrangements, de la violence, de la vie familiale de tous les acteurs et actrices de son film. Un regard droit au sens qu’il ne détourne pas les yeux, un regard cru, franc.


Cet artiste, assurément, dérange certains.


Cet artiste, assurément, nous ravit et nous console. Il nous ravit au sens mystique du terme. C’est-à-dire qu’il nous transporte, nous enlève de terre, il nous élève au-dessus des réalités ordinaires, nous enthousiasme, force notre admiration et nous remplit d’une joie extrême, car au-delà du quotidien qu’il nous aura donné à voir, il nous dévoile également les ressorts dont sont porteurs ceux qui vivent dos au mur et en premier lieu la jeunesse.


Il semble qu’il n’y ait nulle échappatoire et pourtant si : il suffira que le captif laisse croire à une acceptation, tête baissée, lèvres muettes, corps atone et soudain se redresse, se relève, entame une course et s’éloigne, irrattrapable, pour que le gardien soit dépassé, débordé, incrédule.


C’est cette course-là qui effraie, c’est ce marronnage qu’il convient, pour les gardiens d’une France dépassée et rance, de contrer en dégobillant des arguments qui sont tout sauf artistiques et qui tentent de réduire le captif à cette prison qu’on s’efforce soi-même de fuir, malgré ses propres turpitudes et ses manquements aux lois. Car nul n’ignore que la captivité ne grandit pas l’être humain mais cherche à le briser.


Ladj Ly, l’artiste noir dont il est question ici, a ouvert les portes de la prison, et ça fait peur.


Il nous appartient de répondre à son attente : remercions-le et SORTONS A L’AIR LIBRE.


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