« Si Claudine change son salon, il va bien falloir qu’on trouve quelque chose, nous aussi ! »
« Mmh !»
Il m’exaspère lorsqu’il fait semblant de ne pas comprendre. J’ai juste envie de lui répondre « Ay, chyé ba’w ! », mais moi-même je serais surprise si ces mots m’échappaient. Je n’ai certainement pas été éduquée à jeter à la figure de mon mari une insulte aussi crue. Pourtant, c’est exactement ce que, tous les ans, j’ai envie de lui crier lorsqu’à l’approche du nouvel an, il ne remarque pas que c’est branle-bas de combat dans le quartier.
Normal qu’il ne s’en aperçoive pas, il n’est jamais rentré à l’heure où les voisines remontent de la ville avec de nouvelles acquisitions plein les bras.
Armide a déjà remplacé le linoléum de son salon. Je ne l’ai même pas vue passer, j’ai senti l’odeur du plastique neuf quand elle s’est faufilée chez elle. J’ai bien essayé de jeter un coup d’œil rapide, mais elle avait déjà tiré sa porte. Il aurait fallu que j’aie quelque chose à lui proposer, des accras tout chauds ou une assiette de mon repas du midi, juste pour avoir le droit de l’interroger sur ce qu’elle venait de rapporter en cachette, mais non, je n’avais gardé que la part de mon mari, ce grand insignifiant qui n’en avait rien à faire des traditions.
Les préparatifs battaient leur plein ! Les balais-brosses frottaient allègrement les parquets, Esther était juchée sur un petit banc, papier journal et rhum à la main, elle faisait ses fenêtres et tout ça brillait, sentait la joie et l’arrivée du nouvel an. Et chez moi, rien. À quoi bon faire briller les carreaux, enlever la poussière de l’année écoulée dans tous les recoins de la maison si aucune nouveauté n’était en vue : un nouveau salon, une belle table de salle à manger, des rideaux neufs, un petit coup de peinture sur les portes et les persiennes ?
Édouard m’envoyait paître en silence à chacune de mes réclamations. En silence. Il se contentait de ne pas répondre. Ou de marmonner « Mmh ! Mmh ! ».
Je me concentrais sur mon petit carré de jardin à l’avant de la maison. Désherber, sarcler, replanter et surveiller sans en avoir l’air tous ceux qui passaient, attraper au vol celle qui tentait de m’éviter et la sonder pour savoir ce qui se préparait chez elle.
Édouard semblait tout ignorer des habitudes du pays, pourtant ce n’était pas un étranger. Je n’aurais jamais pu épouser un étranger, mes parents n’en auraient pas voulu. Ils m’ont élevée dans la passion de notre pays et de ses traditions. Ne rien changer. Ne rien rejeter. Transmettre.
« Faut pas qu’on perde ça, hein ! » La phrase préférée de ma mère.
Elle, s’y prenait bien à l’avance.
« Cette année-ci, on s’occupe de notre chambre à coucher, hein, Roger ? »
Et Roger, mon père, d’acquiescer. Tout heureux, même, Roger. Il savait que Germaine, ma mère, avait tout prévu : mis les sous de côté - vu que contrairement à mon grand kokofyolo, Roger lui donnait son salaire à gérer, lui. Il savait qu’elle avait visité les magasins du centre-ville, qu’elle avait comparé les prix, relevé les mesures : hauteur des fenêtres, largeur des portes, distance entre le lit et la cloison. Même si elle le faisait tous les ans, prendre les mesures, c’était le signe que la guerre à l’ancien avait débuté.
Maman sur un escabeau, moi, assurant sa stabilité et me préparant à la joie de tout ce renouvellement, au bonheur de se débarrasser des symboles de l’année qui allait s’achever. Qu’elle ait été bonne ou mauvaise, il fallait s’en laver, s’en libérer ! Le passé ne pouvait, en aucun cas, être meilleur que ce qui devait advenir. C’était la marque de l’espoir, tous ces changements. On se préparait à accueillir une autre vie, dans de nouveaux meubles, sur un nouveau parquet.
J’aimais tellement cette transition-là ! Et il avait fallu que j’épouse un indifférent !
Trois jours durant, le matelassier a campé devant la porte de Line, au milieu de boules de coton jauni, à lui refaire un matelas neuf. J’aspirais, en passant, l’odeur du tissu à rayures grises et blanches ; j’appréciais l’attroupement devant le vieil homme au travail, chacun admirant sa manière de piquer son immense aiguille dans l’épaisseur du coton. Moi, je trouve ça un peu dépassé, les matelas en coton… Ça vieillit mal avec trous et bosses, mais enfin, Line, elle au moins, s’attaquait à l’an nouveau !
« Line s’est fait faire un nouveau matelas ! »
« Mmh ! »
Monsieur Trival a choisi un joli petit vert pâle pour repeindre sa maison. C’est d’un délicat ! Les peintres ont presque terminé de la remettre à neuf, sa petite maison en bois. On dirait qu’ils vont surligner tout cela de blanc. Ah, oui… Du vert pour les façades et les portes pleines et du blanc pour surligner le tour des portes. Belle idée. Délicate et tout. Ça ravive tout le quartier. Ça me fait penser qu’il faudrait qu’on s’accorde un jour pour repeindre toutes les maisons. En même temps. Pour un nouvel an. Ce sera difficile parce que l’agitation de cette fin d’année repose aussi sur le secret. On n’est pas censés battre la campagne pour annoncer ce qu’on a décidé de renouveler cette fois-ci…
Même si les indices ne trompent pas !
Je sais que chez les Jeangéal, on refait les parquets. J’ai vu arriver les planches. Ils ont tout fait livrer depuis début décembre. J’entends scier. Les ouvriers parlent haut. Mais croix sur bouche, Paulette Jeangéal ne parle de rien, même lorsqu’elle vient bavarder l’après-midi. Elle ne dit rien. Je ne demande pas. On sait. C’est ce qu’on se dit. Tu sais déjà. Oui, je sais déjà… Et comme d’habitude, Édouard… ? Comme d’habitude… Pas besoin de parler. On frôle le sujet sans prononcer les mots qui blessent. Pas de curiosité déplacée. Juste cette attente.
Mon dieu, il y aurait tant à faire chez nous ! Agrandir la cuisine. Refaire les garde-corps du balcon de la véranda. Repeindre les pièces principales. Changer ce buffet dont les portes vous restent entre les mains quand vous les ouvrez trop brusquement. Jeter ce réfrigérateur qui vous donne des décharges électriques lorsque vous avez les mains mouillées. Réparer la douche qui ne s’écoule pas assez vite et on a les pieds dans dix centimètres d’eau tandis qu’on s’efforce, avec le débouchoir, d’accélérer le mouvement de l’eau ! Changer les rideaux dans toutes les pièces, faire venir un menuisier pour ces portes de placard qui refusent de coulisser, faire rempailler les chaises de la salle à manger, habiller enfin d’abat-jour modernes ces ampoules pleines de poussière et toutes étoilées de cadavres de moucherons grillés, déplacer les meubles pour gagner un peu de place, acheter un nouveau couvre-lit et des draps en coton de couleurs joyeuses, déposer des petits coussins dodus sur les fauteuils du salon, cirer les parquets, faire poser les volets de la chambre à coucher ! Il y aurait tant à faire !
Et l’indifférent insignifiant ne sait que me répondre : « Mmh ! ».
On pourrait croire que je suis une femme dépensière, que je dévalise sa bourse aux cordons bien serrés… Le nouvel an va me prendre dans cette maison sans changement, dans cette case sans renouvellement, dans cette vie sans surprises ? Il sait que c’est demain le 31 ?
« Chérie ! »
Ah, voilà qu’il me donne du « chérie » aujourd’hui !
« Chérie ! Viens voir ce que ton mari a acheté pour toi ! »
« Hé, hé ! Ka i rivé’y ? »
« Ah, c’est la surprise de l’année ! Viens voir ! »
Alors là ! Toutes les voisines sont battues sur le fil !
Une fourgonnette blanche, de laquelle descendent en pestant deux livreurs. Ils tirent, poussent une machine à laver grise, énorme, lourde !
Mais bon sang du bonsoir, où on va mettre ça ?
« Alors, tu es contente ? »
« Mmh ! »
Mais je pense : merci pour la concertation... Enfin... Bref !