(de droite à gauche : Djamila Ribeiro, Joice Berth, Françoise Vergès, Gerty Dambury, © Marina Monmirel)
Hier soir, le 20 novembre 2019, les éditions Anacaona, dirigées par Paula Anacaona, nous invitaient toutes (et tous) à une rencontre avec deux femmes philosophes brésiliennes, Joice Berth et Djamila Ribeiro, et Françoise Vergès, politologue réunionnaise. J'étais chargée d'animer la rencontre.
Ce fut une magnifique rencontre, mais est-ce que cela suffit, pour celles (et ceux) qui n'étaient pas présentes de dire : "c'était magnifique" ? Je me sens toujours un peu frustrée quand on me dit : "je suis allée à un truc formidable" et qu'on s'en tient là... C'était formidable pourquoi ? Et comment ?
Hier soir, c'était formidable parce que tout en étant d'un très grand sérieux et d'une belle profondeur, cette rencontre était simple, pas prétentieuse pour un sou et on y apprenait un nombre incroyable de faits, de noms de militantes féministes brésiliennes, des extraits de leur pensée, en somme du matériau pour notre construction et notre avenir, de femmes (et d'hommes) noires. C'était également formidable de par le nombre de personnes qui, n'ayant pas réservé à l'avance, ont tenu à entrer quitte à être debout durant les deux heures trente qu'ont duré les échanges, avec un bel enthousiasme et une patience remarquable.
J'ai eu envie de partager avec vous cette soirée et pour commencer, voici la présentation succincte des ouvrages des trois invitées, que j'ai rédigée.
Commençons par Joice Berth, philosophe brésilienne, qui signe le texte Empowerment et féminisme noir.
"Dans son ouvrage Empowerment et féminisme noir, Joice Berth nous propose un historique du mot empowerment, depuis le XVIe siècle, aussi surprenant que cela puisse nous paraître, jusqu’à nos jours, en passant par les travaux de Paolo Freire et bien d’autres encore. Joice Berth nous permet également d’approcher la manière dont le terme empowermenta été central dans la réflexion de féministes noires, de bell hooks à Patricia Hill Collins, d’Angela Davis à Madalena Léon ou à Grada Kilomba et bien d’autres. Elle revient sur les nombreuses définitions qui ont été accolées au mot, à son utilisation dans les politiques du « développement », à l’accent mis sur l’aspect purement individuel de l’empowerment quand, pour sa part, elle plaide pour une « symbiose du processus individuel avec le collectif. »
Djamila Ribeiro, également philosophe et féministe noire, est une véritable célébrité au Brésil.
"Djamila Ribeiro, de son côté, signe deux ouvrages traduits en français par Paola Anacaona : La place de la parole noire et Chroniques sur le féminisme noir. Dans le premier ouvrage, elle décrypte la façon dont la parole est autorisée, entendue ou valorisée en fonction de la place d’où parle celui ou celle qui s’exprime. Trois questions posées par Grada Kilomba pourraient, en quelque sorte, résumer pour nous cette approche de la « place de la parole » que nous propose Djamila Ribeiro : « Qui peut parler ? » « Que se passe-t-il quand nous parlons ? » et « Sur quoi nous est-il permis de parler ? » Son analyse de la réaction du groupe dominant qui a toujours eu le pouvoir, à la prise de parole des groupes dominés est tout à fait intéressante et fait écho à un certain nombre de réactions violentes que nous pouvons voir, ici en France, depuis que les groupes dominés, profitant de la surface de visibilité que leur offrent les réseaux sociaux, font entendre leur voix. Le deuxième ouvrage, Chroniques sur le féminisme noir, est composé d’une série de textes courts publiés à l’origine dans un magazine sur le net. Elle y aborde des sujets très divers ayant toujours trait au racisme et à la place des femmes : l’humour comme arme, l’émotion sélective (où l’on s’aperçoit que la perte de vies noires produit moins d’émotion dans le public et la presse), la manière dont on parle du corps de Serena Williams, le blackface ou encore Métissage et culture du viol. Ces textes brefs et incisifs sont d'une grande pertinence. »
Quant à Françoise Vergès, politologue originaire de La Réunion, elle était invitée pour parler de son ouvrage Un féminisme décolonial.
"L’ouvrage Un féminisme décolonial de Françoise Vergès est constitué de deux parties qui s’intitulent : « Définir un camp, le féminisme décolonial » et « L’évolution vers un féminisme civilisationel du XXIè siècle ». L’étude de ce qui constitue le féminisme décolonial montre en creux les limites du féminisme blanc (ou universel) : le féminisme décolonial s’inscrit dans une longue filiation de luttes contre les colonisations, l’esclavage des Noir.e.s, le capitalisme mais également aujourd’hui contre un féminisme qui s’intègre parfaitement à l’ordre néolibéral et réduit les aspirations révolutionnaires à une demande de partage des privilèges des hommes blancs et qui se refuse à analyser le rôle des femmes dans l’esclavage et la possibilité pour elles de posséder des êtres humains. (Aussi longtemps que l’histoire des droits des femmes sera écrite sans tenir compte de ce privilège, elle sera mensongère ») Dans cette analyse qui passe au scalpel les méthodes du patriarcat racial, Françoise Vergès s’intéresse également aux conditions de travail et de vie des femmes de ménage, celles qui nettoient le monde. Dans la deuxième partie de son ouvrage, Françoise Vergès analyse plus spécifiquement la manière dont de grands figures du féminisme blanc lancent et participent à une guerre ouverte contre les femmes racisées, en particulier les femmes musulmanes, s’inscrivant comme partenaires et complices du pouvoir néo-libéral. »
J'ai choisi, pour animer la soirée, de poser une question préalable aux trois invités, à laquelle elles ont répondu de manière complémentaire.
Question :
Vous êtes trois femmes racisées qui placent leur travail d’analyse et de recherche, ainsi que leurs activités militantes, dans la continuité des luttes menées avant nous par les femmes des groupes dominés. Joice Berth parle de « résistances » des femmes esclaves comme d’un empowerment intuitif », Djamila Ribeiro, place en introduction de son ouvrage La place de la parole noire, le discours de Sojourner Truth, figure incontournable de l'histoire de l'esclavage aux États-Unis et l’analyse comme un texte de l’intersectionalité avant la lettre et Françoise Vergès fait également référence à un « féminisme du marronnage » en résistance à la traite et à l’esclavage.
De quelle manière l’analyse de cet héritage a-t-il permis une autre approche de la condition de « femme » comme le suggère Angela Davis dans son ouvrage Femmes, race et classe ?
Leurs réponses (résumé)
La toute première remarque est que les femmes mises en esclavage dans la longue période de l'esclavage transatlantique (globalement entre 1454, date à laquelle l'église catholique et le Pape Nicolas V bénissent l'esclavage et la traite négrière et 1868, date de la dernière abolition, décrétée au Brésil, après celles de l'Angleterre - 1833 -, de la France - 1848 -, dans les colonies hollandaises - 1860- des États-Unis - 1865) ont véhiculé une pensée libertaire et insurgée. Elles n'étaient pas que des femmes au travail, elles ont également produit une pensée et le discours de Sojourner Truth est là pour l'attester. Par ailleurs, il faut prendre en considération des espaces sociologiques qui sont généralement occultés pour mesurer le rôle des femmes dans les luttes et dans l'élaboration d'une façon d'être noires en fonction des positions géographiques. Ainsi, les Lalorixas, qui sont responsables du maintien des espaces sociaux que sont les Terreirros de Candomblé ont été très longtemps ignorées. Notre héritage de femmes noires n'est pas seulement fait de douleurs mais également de résistance et de lutte. Il faut noter la puissance des femmes en tant que sujets qui existent mais aussi RÉ-EXISTENT.
Lélia Gonzalez affirme : "Nos pas viennent de loin".
Cette phrase nous permet d'appréhender différemment l'origine des luttes des femmes noires pour obtenir des crèches dans les années 60, leurs luttes pour le droit au logement, la formation du Syndicat des employées domestiques, qui est capital quand on sait que 6 millions de femmes noires sont des employées domestiques au Brésil. Les femmes intellectuelles ont certes produit des savoirs mais les Lalorixas également. Les femmes ont été au cœur du sauvetage des corps et d'une part de la nature quand l'économie de l'esclavage et de la plantation était une économie de l'épuisement des corps et des ressources. Il y a eu écrasement de cette histoire, de leur résistance, de leur endurance, de leur persévérance.
Ce ne sont là que quelques unes des notes que j'ai pu attraper rapidement en écoutant ces femmes intelligentes et passionnées.
Par la suite, j'ai souhaité poser une question à chacune des invitées. Je ne pourrai malheureusement pas rendre compte de leurs réponses, trop occupée que j'étais à boire leurs paroles ! Hahaha ! Mais la soirée a été filmée par l'irremplaçable Sabreen Al Rassace et vous pourrez la voir sur Youtube prochainement. Ne me demandez pas quand !
J'ai également tenu à faire précéder chacune de mes questions par un extrait de texte. Voici donc l'extrait et la question, pour chacune des trois.
Question à Joice Berth :
Lecture d’un extrait :
« C’est un fait, le féminisme noir ou le mouvement des femmes noires au sein des féminismes a permis le sauvetage conceptuel et la ressignification de l’empowerment. Étant à la base de la pyramide sociale, ce sauvetage s’avère fondamental pour agir contre la formation hégémonique de cette pyramide. Nous employons sciemment le mot « sauvetage » car les mouvements de femmes noires ont toujours eu besoin de chercher des processus d’empowerment pour survivre et ce n’est pas nouveau. Même si les théories de l’empowerment ont été conceptualisées par des hommes blancs, ce sont les pratiques intersectionnelles des femmes noires qui ont placé de façon irréversible ce concept dans le groupe des actions et des stratégies de lutte de tous les mouvements pour l’émancipation et la libération sociopolitique » Extrait de Empowerment et Féminisme noir, éditions Anacaona, Paris, 2019.
Ma question :
Joice Berth, vous évoquez à plusieurs reprises le fait que la notion d’empowerment puisse être vue comme un facteur de développement individuel, vous évoquez également le risque que, même en prenant l’empowerment dans va version d’autonomisation collective, elle puisse ne pas nous conduire à une remise en question, en profondeur, des facteurs structurels qui perpétuent les dominations. À la lueur de toutes ces mises en garde et après plus de 40 ans de bons et loyaux services, quel intérêt présente encore la notion d’empowerment aujourd’hui, et éventuellement, quels nouveaux développements lui prédisez-vous, en l’analysant à partir du féminisme noir ?
Question à Djamila Ribeiro
Lecture d’un extrait.
« Quand nous parlons d’identités, nous disons que le pouvoir en légitime certaines au détriment d’autres. Le débat, cependant, n’est pas uniquement identitaire et exige de réfléchir à la façon dont certaines identités sont avilies et de donner une nouvelle signification au concept d’humanité, vu que les noirs en général, et les femmes noires en particulier, ne sont pas traités comme des humaines. Puisque le concept d’humanité ne prend en compte que les hommes blancs, notre lutte vise à penser les bases d’un nouveau cadre civilisateur. C’est une vaste lutte, qui prétend amplifier le projet démocratique.
Il est indispensable de lire des auteures noires, en respectant leurs productions de connaissance et en se permettant de penser le monde à travers d’autres verres optiques et d’autres géographies de la raison. C’est une invitation à construire un monde dans lequel la différence ne signifie pas l’inégalité. Un monde où existent d’autres possibilités d’existence qui ne soient pas marquées par la violence de la mise sous silence et de la négation. Nous voulons coexister afin de construire de nouvelles bases sociales. Au final, nous cherchons à amplifier le concept d’homme. Extrait de La place de la parole noire, éditions Anacaona, Paris, 2019
Ma question :
Djamila Ribeiro, dans La place de la parole noire vous dites : « Lorsque l’on a pour objectif la diversité des expériences, il est logique que disparaisse une vision universelle. » Pouvez-vous développer cette question pour le public, à partir de tout ce que vous dites sur la feminist standpoint theory (que vous devrez donc nous expliquer...)
Question à Françoise Vergès
Lecture d’un extrait :
« Les femmes racisées sont acceptées dans les rangs des féministes civilisationnelles à la condition qu’elles adhèrent à l’interprétation occidentale du droit des femmes. Aux yeux de leur idéologie, les féministes du Sud global restent inassimilables car elles démontrent l’impossibilité de résoudre en termes d’intégration, de parité et de diversité les contradictions produites par l’impérialisme et le capitalisme. Le féminisme contre-révolutionnaire prend alors la forme d’un fémonationaliste, d’un fémo-impérialisme, d’un fémo-fascisme, ou de marketplace feminism (féminisme du marché). Ces féminismes qui n’ont pas toujours les mêmes arguments et représentations trouvent cependant un point de convergence : ils adhèrent à une mission civilisatrice qui divise le monde entre cultures ouvertes à l’égalité des femmes et cultures hostiles à l’égalité des femmes. » Extrait de Un féminisme décolonial, éditions La Fabrique, Paris, 2019
Ma question :
Françoise Vergès, la question que je vais vous soumettre rejoint un peu celle que j’ai posée à Djamila Ribeiro. Votre ouvrage a été assez violemment critiqué par celles que vous appelez les « féministes universalistes » ou « civilisationnelles », comment analysez-vous ce refus têtu de penser le féminisme à partir de la pensée décoloniale ? Autre question : le féminisme, fût-il noir, suffit-il comme grille d’analyse de la structuration de nos sociétés ?
Eh bien, vous avez une idée de la teneur de cette soirée, je vous invite à vous procurer les ouvrages et à regarder le lien youtube dès que ce dernier sera disponible !
Ah, oui, au fait, tout ne fut pas rose, une personne a profité de la cohue pour voler le sac de Joice Berth, la privant d'une bonne partie de ses documents pour rentrer dans son pays !