J'ai écrit ce texte pour la commémoration de l'abolition de l'esclavage en 2017, invitée d'honneur de la ville de Nantes. Encore un texte dans un carton. Envie de le partager, avec ceux qui passeront sur cette page, aujourd'hui.
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« Car, voici la vérité : chaque journée contient bien plus que ses heures, ses minutes ou ses secondes. En fait, il ne serait pas exagéré de dire que chaque jour contient la somme de l’histoire. »
Cette phrase tirée d’Augustown, le roman de Kei Miller, poète et romancier de la Jamaïque, m’a semblé être un bon point de départ à la réflexion que je voulais avoir sur l’histoire, sur la manière que nous avions de chercher à la conserver ou à l’oublier. De fait, la vraie question est : avons-nous la moindre chance de nous débarrasser de l’histoire et ne serait-il pas temps que nous la considérions vraiment, profondément, comme
faisant partie de chacun des jours, chacune des heures, des minutes et des secondes que nous vivons ?
Car enfin, fouler des rues, vivre dans des immeubles, boire du café, manger du sucre, écouter des musiques, jazz, blues, gwoka, bèlè, lire des livres, pouvoir ou non se rendre dans une maternité pour mettre au monde un enfant, s’intéresser aux informations, sélectionner les émissions que nous choisissons d’écouter ou pas, tout cela est marqué du sceau d’une longue, très longue histoire commune et en particulier de pans d’Histoire que nous ignorons parce que certains auront choisi de les occulter pour diverses raisons politiques, économiques ou éthiques.
Chaque jour contient la somme de l’Histoire. Je m’efforce d’observer cette phrase et d’en tirer tout ce qu’elle me suggère.
Ainsi ce jour que nous sommes en train de vivre, ensemble, où nous nous retrouvons pour, face à la mer, nous rappeler les hommes et les femmes, tous les hommes et toutes les femmes qui ont été broyés par l‘infernal maelstrom de l’esclavage, ce jour que nous vivons est marqué par cette Histoire, non pas simplement parce que nous célébrons, mais de manière permanente, invisible à la plupart d’entre nous.
Posons-nous la question : dans cette ville de Nantes où nous nous trouvons, avant qu’une municipalité n’aille jusqu’au bout de sa volonté de rendre visible l’histoire de l’esclavage dans le destin de la ville et de ses habitants en érigeant le Mémorial, tous les habitants de cette ville de Nantes n’étaient-ils pas marqués, même s’ils l’ignoraient – volontairement ou non – de l’histoire de l’esclavage ?
Non, les rues que nous foulons ne sont pas muettes, les passages que nous empruntons ne sont pas dénués de tout rapport avec le commerce du monde et son histoire. Les navires sur lesquels nous abordons aujourd’hui sont l’aboutissement d’un cheminement qui nous rattache à ces périodes que nous préférerions oublier mais qui, même si nous nous efforçons de les occulter, sont inscrites, demeurent et bâtissent, avec d’autres, notre présent.
Nous pouvons choisir de sceller dans diverses formes de silences l’histoire de l’esclavage, mais quelque chose, dans notre journée, dans chacune de nos journées, nous rattachera à elle.
Ainsi, si moi je me trouve aujourd’hui devant vous — et je ne cesse d’y penser, car c’est un peu le carburant quotidien de ma résilience —, si je me trouve ici, c’est à cause de cette histoire. J’essaie quelquefois d’imaginer : s’ils ne s’étaient pas révoltés, où serions-nous aujourd’hui, vous, moi ? Ou encore, je me demande : d’où sont-ils partis, comment ont-ils voyagé ? Qu’ont-ils ressenti ? Y-a-t-il eu, dans ma lignée, des hommes ou des femmes qui auront préféré mourir que de vivre pareil avilissement ? Et puis, je cesse de rechercher une individualité, une histoire familiale, une chronologie plus personnelle, une généalogie spécifique qui me différencierait des autres. Nous avons connu cela : certains d’entre nous se sont trouvé à une époque pas si lointaine des ancêtres rois et reines du Dahomey et comme je les comprends. Ils ont eu le désir de s’élever au-dessus de cette condition de non être. Il leur a fallu se forger un passé différent, plus glorieux.
Pour ma part, je cesse de rechercher ces traces particulières et singulières tant me paraît vaine cette tentative. Tout aussi vaine que celle des hommes et des femmes qui ne se sentent pas liés à l’esclavage et se réfugient derrière le fait que peut-être leur famille était composée de serfs n’ayant nullement profité de l’esclavage, ceux qui refusent d’endosser « les crimes de leurs ancêtres ».
Vaines tentatives car nous sommes tous marqués du sceau de cette histoire, de ce long fleuve qui va en même temps que nous et s’attache à chacun de nos pas, ce fleuve auquel nous donnons naissance sans en être conscients. Nous faisons, nous vivons, nous sommes l’histoire.
Nous voici tous liés au navire négrier La Sirène qui quitta le Port de Nantes le 22 juin 1751, à l’Hermione qui partit de Nantes en 1739, à la Marie-Séraphique et bien d’autres.
Comment ?!! demandera celui qui se cabre à cette idée.
Par une mémoire bien plus profonde que celle qui s’inscrit en nous lorsque nous lisons les noms et les parcours de ces navires. Par une mémoire qui dépasse l’individuel et estampille toutes les strates de ce destin commun d’êtres humains sur l’instant que nous vivons, tous les instants que nous vivons : nos accords, nos désaccords, nos violences, notre folie meurtrière, nos tentatives de contenir cette folie par l’édiction de lois, la recherche d’une morale, par la conviction qu’il nous faut sans cesse analyser, connaître, découvrir, reconnaître, admettre pour ne pas, de nouveau, nous laisser entraîner dans la recherche d’un intérêt personnel au détriment de la vie ou de la survie d’autres êtres.
Je voudrais, maintenant, faire un léger pas de côté et remonter dans mes souvenirs pour vous raconter quel fut mon tout premier rapport à l’histoire de l’esclavage.
Durant mon enfance, les vacances scolaires débutaient le 14 juillet par la grande fête nationale. Elle était suivie de celle du 21 juillet. Mystère que cette date, pour l’enfant que j’étais. À cette époque, la petite rue qui passait devant la maison de mes parents n’était pas le boulevard sur lequel, aujourd’hui, se déversent des milliers de véhicules. C’était un chemin portant le très suggestif nom de « Chemin des Petites Abymes ». Dans quels abymes nous perdions-nous ? C’était une petite voie qui serpentait et cachait, dans l’un de ses coudes, une école primaire, lieu de fête tous les 21 juillet.
Dès le matin, tout s’agitait. Des camions, qui avaient un mal fou à se glisser vers cette petite école sans arracher les fils électriques et les rares poteaux téléphoniques de l’époque, faisaient ronfler leur moteur. Des hommes s‘invectivaient, des voisins se plaignaient en rappelant que l’année précédente, déjà, ils avaient été privés d’électricité à cause de ces camions transportant de grandes tables, des barrières, des estrades et tout ce qu’il fallait pour que la fête fût réussie.
Et puis des femmes arrivaient, vêtues de costumes en madras, la tête attachée, en « matador », comme on disait en ce temps-là, pour désigner les femmes portant le costume traditionnel, des femmes que, bien plus tard, j’ai entendu appeler « des doudous ». Un mot que nous, de la Guadeloupe, nous exécrions !
L’école était décorée. Madras sur les tables, guirlandes aux portes et aux fenêtres ou suspendues dans la cour.
En fin de matinée, le maire arrivait avec tous ses invités.
Discours, lyrisme échevelé, grandes envolées, mais je ne savais rien de ce qu’ils racontaient, en réalité. Strictement rien. Seulement ces mots que ma mère me lançait pour répondre à mes questions : la liberté, la dignité, la nation, la France.
Et puis j’entendais des tambours, la fanfare endiablée. Je dévorais tout cela du regard aux côtés des autres enfants qui se tenaient au-dehors, n’ayant pas le droit de pénétrer plus avant, dans ce monde de grandes personnes qui envahissaient leur école, faisaient leur discours et s’éclipsaient pour revenir, vêtus différemment pour ce que l’on appelait « le vin d’honneur ».
Quel mystère que ce vin d’honneur ! « Papa, tu vas au vin d’honneur ? Je peux venir avec toi ? ». Aucune réponse, bien entendu, seulement cet air fier dans son costume marron et ses chaussures trop lustrées.
J’ai fini par comprendre que ce vin d’honneur consistait à faire manger ensemble quelques hommes – dont mon père - autour d’immenses tables. Il y avait des fleurs, du vin, de la nourriture chaude et épicée, beaucoup de sueur dans ces salles de classes fermées, encore des discours, des esprits qui s’échauffaient un peu, des rires et des voix fortes et puis tout s’estompait. Une kermesse prenait le relais, animée par les femmes. On vendait des objets réalisés par les enfants de l’école, une pauvre tombola clôturait la journée, puis les camions revenaient, emportaient tout, nous les guidions entre les fils électriques, et la nuit tombait sur des enfants ivres d’avoir tant espéré et d’être si déçus.
J’ai compris, je ne sais quand, que ce que nous appelions « la fête Schœlcher » était la commémoration de l’abolition de l’esclavage par une célébration du jour de la naissance de Victor Schœlcher, ayant rédigé le décret d’abolition en 1848.
La concomitance de cette fête avec le jour de la naissance du « libérateur », dit bien quelle orientation suivait la lecture de l’histoire de l’esclavage. N’était mise en exergue que la grandeur de la France, la générosité de ses grands hommes. Était totalement passée sous silence la lutte acharnée menée par les esclaves pour leur liberté.
Et puis des voix ont commencé à s’élever pour rappeler les luttes des esclaves et leurs insurrections au mois de mai 1848. Un mot d’ordre : « A pa Chelchè ki libéré nèg », s’inscrivait sur les murs. Le ton a changé, de part et d’autre Il n’était évidemment pas acceptable – y compris pour mon père — d’interroger la générosité des abolitionnistes, d’en savoir davantage sur les atermoiements ayant accompagné la rédaction de ce décret, sur la crainte de la perte des revenus coloniaux, ni sur les réparations accordées aux esclavagistes.
Dès les années 80, ce ne furent plus les mêmes hommes qui célébraient, les lieux de rassemblement s’étaient déplacés. Hors de la présence des édiles, des militants se retrouvaient à Saint-Claude, sur les hauteurs de Matouba, pour rappeler qu’en 1802 Louis Delgrès s’était fait sauter avec ses compagnons pour refuser le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte. Les autorités réagissaient très mal à ce désir de reprendre le récit historique à partir d’un autre angle et la population était un peu perdue. Il y a eu des manifestations assez musclées sinon violentes, des fermetures autoritaires des enseignes ouvertes le 27 mai, date d’abolition réelle de l’esclavage en Guadeloupe sous la pression des esclaves. Puis est venue l’imposition du 27 mai comme jour de mémoire de l’esclavage – et non plus seulement de son abolition -, tout d’abord comme journée du recteur, puis sous forme de congé accordée aux fonctionnaires — hors éducation nationale — et enfin comme jour férié pour tout le pays.
Je me demande combien de vins d’honneur sont encore organisés pour la fête Schœlcher…et je m’amuse à l’idée que je vais moi-même prendre part à un vin d’honneur dans quelques instants… Mais il est d’une autre sorte.
Aujourd’hui, après bien des lectures, des rencontres et des études, mon rapport à l’histoire de l’esclavage a fortement changé. Je ne considère plus que cette histoire n’appartienne qu’à moi et mes semblables, descendants d’esclaves. En pensant de cette manière, éminemment liée à l’émotion que m’occasionnait la découverte des violences infligées à mes ancêtres, je participais à maintenir cette histoire éloignée de l’ensemble du peuple français, comme s’ils n’étaient pas concernés, en vérité. Quelle erreur ! Aujourd’hui, je considère que tous doivent en être partie prenante et s’en sentir marqués tout autant que moi, ma famille et les autres descendants d’esclaves.
Me voici, assise dans une rame du tramway parisien. Face à moi, une femme noire, le visage abimé par ces crèmes blanchissantes qu’elle utilise pour tenter de se convaincre qu’ainsi blanchie son sort changera. Puis-je dire que cet acte ne me concerne pas, que je n’ai aucune relation avec cette femme ? Puis-je me contenter de la remiser dans cette obscure aliénation que je ne partagerais pas avec elle ? Non. Et de même, la femme blonde qui se trouve juste à ses côtés, dans le même tramway, même si elle n’en a aucune notion, ne peut se soustraire à la violence de l’esclavage, si intimement liée à celle du racisme, et à ce temps où il fut décidé qu’ « On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. » (Montesquieu).
Elle ne peut s’en extraire même si elle ne partage pas ce point de vue parce qu’il continue de produire ses effets les plus néfastes et qu’il demeure un nuage porteur d’orages si nous ne parvenons pas, ensemble, à extirper de nous – et non seulement de nos mémoires – ces haines recuites.
Lorsque je marche dans les rues de Paris, je suis comptable des enfants qui crapahutent sur les trottoirs, des bébés qui dorment dans le froid, dans les bras de mères dont l’une des seules ressources est la mendicité. Autre forme d’exploitation et d’exclusion. Je pourrais me détourner d’eux et me dire que les peuples dont je suis issue n’ont pas commis de pogroms à leur encontre, n’ont pas développé toute une littérature, des films infâmes, tel qu’il s’en est produit encore un récemment.
Mais si je me comportais de cette façon, je mettrais de côté tout ce que je viens de développer, à savoir que je porte également en moi, cette part d’histoire de l’Europe qui va puiser aux mêmes sombres fontaines ayant conduit à la déportation de mes ancêtres africains aux « îles à sucre », terme excluant à la fois le sang et la sueur.
Notre façon d’appréhender l’histoire de manière discontinue a pour conséquence de créer une distance entre elle et nous. Des dates apprises par cœur, des tranches du temps se déclinant par ruptures. Des lieux marqués par des événements précis, séparés du reste du pays, du continent, du monde. Périodes et lieux que nous vivons comme coupés les uns des autres, alors que les conséquences de ces événements précis, s’étant produits en des lieux donnés, à des périodes arrêtées, poursuivent leur route, cheminent en nous, nous enrichissent ou bien nous appauvrissent, nous libèrent ou bien nous emprisonnent, nous lient à des événements plus grands, en cours ou à venir.
Ce qui se passe dans nos villes aujourd’hui, ces attaques brutales, ces assassinats de masse, nous pouvons les attribuer à un instant historique précis — guerre d’Irak, guerre de Syrie ou autres explications purement contemporaines —, mais si chacun d’entre nous parvenait à faire l’effort de mesurer à quel point le long fleuve de l’histoire se poursuit dans ces déflagrations situées géographiquement et ponctuellement dans le temps, nous aborderions ces événements d’une tout autre façon.
La violence de la traite et de l’esclavage ne sont pas indépendants d’une manière d’habiter le monde, en le conquérant, en le soumettant, en se l’appropriant. Ils ne sont évidemment pas davantage indépendants du désir d’accumulation de marchandises, de biens, de profits, du désir de rentabilisation de capital. Aujourd’hui encore, nous vivons dans l’acceptation de ces paradigmes, de cette notion de profit qui contamine tous les aspects de notre vie : santé, éducation, environnement. Il est urgent que nous nous imposions un autre rapport aux êtres et aux choses, que nous nous imposions une transformation qui bénéficierait à tous les êtres humains, hommes, femmes, enfants, à tous les êtres vivants. Demandons-nous à quoi l’histoire de l’esclavage pourrait nous être utile pour repenser notre organisation économique et sociale.
Chaque jour contient la somme de l’Histoire.
Ayons donc à cœur d’inventer une autre appréhension de nos désirs, de nos attentes, un nouveau rapport à ceux et celles qui nous entourent. En attendant, n’oublions pas à quel point nous sommes responsables, ensemble, de la flèche que nous avons lancée et dont nous nous sommes détournés par la suite, en nous sentant absolument détachés de sa course et de la cible qu’elle atteindrait.