La nuit va bientôt envelopper l’île plate et la petite 2CV bleue est sur les routes.
La femme a quitté son bureau, lâché sacs et chaussures dans son salon. Quelle importance ? Elle vit seule. Libre. Elle est totalement libre de ses mouvements. Pas d’homme. Pas d’enfants. Ni repas à préparer pour des becs avides, ni repos du guerrier à assurer. Poser les pieds meurtris par les chaussures sur le carrelage froid. Regarder les orteils s’épanouir, se libérer.
Les chaussures soupirent. Elles sont habituées à cet abandon en plein milieu de rien, car le salon lui-même est vide… Peut-on appeler ça un salon ?
Une grosse bobine de câbles d’EDF fait office de table basse et au sol des coussins recouverts de tissu bleu. Des planches posées sur des briques sur lesquelles elle a disposé ses livres, des disques, une chaîne Hi-fi.
Fin d’après-midi, elle quitte son bureau, remonte le chemin de tuf, très lentement - elle travaille à peine à deux cents mètres de chez elle -, pousse la baie vitrée, écarte ce rideau que toujours le vent fait gonfler, même les vents chauds et paresseux, abandonne les attributs de l’employée qu’elle est là, au milieu du salon, attrape ses clés de voiture et repart dans sa 2CV bleue, seule et silencieuse. L’île est à elle.
D’abord la route de Saint-Louis. Laisser sur la droite la station-service, passer tout à côté de la petite maison en bois de Jeanne Quidal, une institutrice qu’elle n’a pas connue et dont on lui a beaucoup vanté les mérites. Tous les Marie-Galantais qu’elle rencontre semblent avoir été les élèves de dame Quidal… Elle en sourit intérieurement.
Sur la gauche, le cimetière… Est-ce que le cimetière n’est pas plutôt avant la station-service ? Elle ne s’attache pas à ces détails… Croiser la route de Latreille et filer vers Saint-Louis. Laisser l’habitation Roussel-Trianon sur sa gauche… Des ruines… Toute une histoire échouée là.
La route est assez belle, lisse. La voie est libre, dégagée. Elle roule, toutes fenêtres ouvertes. Le vent s’engouffre dans la petite voiture qui cahote un peu, bien qu’elle hoquette bien moins que sa toute première 2CV grise. La traditionnelle. Bosselée. Moins brillante que ces nouvelles Citröen qui cherchent à contenter les nostalgiques, ceux qui se rappellent avoir traversé des déserts dans ces véhicules aux formes arrondies, qui se réparent avec trois fils de fer et un peu de cambouis sur les mains.
La capote se soulève avec le vent.
C’est un plaisir extraordinaire d’être sur ces routes, dans cette île toute chaude, où le soleil a l’air d’être tout près, trop près. Il fait brûlant en journée ; c’est sans aucun doute la raison de ses virées à la fraîche sur les routes de Marie-Galante, faire le tour de l’île, Saint-Louis, Grelin, Barre de l’île, Capesterre, Le Robert, l’aéroport et Grand-Bourg. Retour à la maison. Un rituel immuable que personne ne semble comprendre et encore moins apprécier. Une femme seule. Une femme sans homme qui roule sans but.
S’en fout ! Mais qu’est-ce qu’elle s’en fout de ce qu’ils peuvent bien penser.
Qu’est-ce qu’elle fiche là ? Ne connait personne. Ou presque. Cette expression : « ou presque… » Il y a un type qui prononce toujours ces mots après chaque phrase. Il fait beau…ou presque. On s’efforce de ne pas sourire. Un type qui se balade en short. Grosses cuisses. Grosses jambes. Rien de très affriolant. Il ne se pose pas cette question. Celle d’être affriolant. C’est un type qui s’en fiche également. Différent des autres. Pas de petite chaîne en or autour du cou. Pas de gourmette.
Ah, la gourmette. Elle les observe ; des hommes comme elle en rencontre pour la première fois, il lui semble. Des hommes comme cela, elle n’en a pas connu avant. Des qui se parfument. Des parfums très violents à vous vriller les narines. Des pantalons trop près du corps. Les femmes également. Très habillées. Et parfumées. Maquillées. Juchées sur des talons trop haut sur des trottoirs inégaux. Des élégantes.
Qu’est-ce qu’elle fiche là ? Comment a-t-elle échoué ici ?
Envie de se retirer, d’être loin des grandes villes, de profiter de cela, comme ce soir, comme chaque soir. La solitude. Le calme. Les paysages immobiles. La mer qui a des odeurs si fortes sur la route de Capesterre. Là, juste au pied de ces rochers, la mer fouette, furieuse, jette ses embruns sur la route. Crache la mer. On l’entend de loin.
La femme s’arrête souvent à proximité de ces rochers. Surtout la nuit. Quand on devine la mer sans la voir, ce qui fait d’elle une menace encore plus frémissante. Elle aime ces peurs inventées, ce trop-plein de mystères.
Comment a-t-elle atterri là ?
On ne sait rien de cette femme. Ce qu’on croit savoir d’elle est totalement faux. Elle ne fait pas le moindre geste en direction des autres, des habitants, de ses collègues, de ceux qui l’invitent à leurs fiançailles, leurs mariages (qu’est-ce qu’on se marie sur cette île !), rien, pas un geste pour les détromper à son propos.
Elle roule et les oiseaux qui rentrent au bercail l’accompagnent. Ça virevolte au-dessus des terres et des mers. Les animaux s’apprêtent au silence. Les plantes se referment pour la nuit.
C’est ça qu’elle aime dans cette heure. Tout se prépare à s’endormir. Les hâtes s’épuisent. Seuls quelques-uns vont traîner dans les bourgs, autour des petites échoppes à frites et ailes de dinde grillées. Dans la rue qui mène à la clinique Etzol à Grand-Bourg, il y a cette femme énorme qui lâche des pommes de terre mouillées dans l’huile chaude et l’huile bouillonne, envahit l’atmosphère de son odeur étouffante. À Saint-Louis, des hommes, et seulement des hommes, se retrouvent devant des nappes en plastique couvertes de dessins de grappes de raisin, champs de fleurs ou carreaux, imitation de dentelle. Ils boivent et mangent de ces ailes de dinde grasses et collantes, très à la mode, dans de grands éclats de rire.
Où sont leurs épouses ? Ces femmes qu’ils épousent à tour de bras. Qu’est-ce qu’on s’apparie dans ce pays ! Et comme les choses virent vite au très triste.
La femme a connu cela.
Un mariage alors qu’elle était si jeune. Et puis très vite, les soirées d’attente, les disputes et les bagarres. Oui, les bagarres. Jamais elle ne se serait laissée frapper sans réagir, sans vouloir tuer même, atomiser l’autre quelles qu’aient été sa force et sa furie. Tuer ou fuir. Tuer et fuir ?
Une pause. Une immense solitude. Voulue. Nécessaire. Personne ne peut l’empêcher de s’arrêter sur la jetée à Saint-Louis, juste à côté de la mairie, pour regarder la mer et s’abandonner au vent chaud. Une pause incontournable dans son tour de l’île. L’eau vient doucement heurter les piles du pont de la jetée.
Ça pourrait être beau… On pourrait trouver ça émouvant, romantique, magique ! Elle s’en fout. Pas pour les paysages qu’elle est ici. Même si, oui, c’est une île pas comme les autres alentour. C’est tout calme. Comme arrêté. Ça ne va pas durer, elle se dit. Ils vont débarquer un jour, avec du fric plein les mains et tous vendront la tranquillité de leur île, et plus aucun enfant noir n’y naîtra. Plus aucun enfant d’ailleurs parce qu’il n’y a même plus de maternité sur cette terre. Plus personne pour dire : je suis né là… Sauf par les hasards de contractions inattendues et trop tard pour l’hélicoptère… Ça ne va pas durer, cette manière d’échapper à la construction individuelle, grosses maisons, bidim kazsur immenses terrains surplombant la mer. Mais ça non plus, ça ne durera pas. Il suffira d’un bon cyclone.
Elle est ici pour la parole échangée sur les marchés. Pour les drôles de traditions auxquelles une femme des grandes villes comme elle ne peut pas tout à fait croire. Et pourtant…
Comme de se retrouver dans le noir chez soi, un soir de coupure d’électricité, sans lampe à pétrole parce qu’elle n’a plus de pétrole et qu’on n’en vend pas quand la nuit est tombée. Trop une attitude de volan, d’acheter du pétrole le soir. Rire dans son lit. Seule. De cette étrange habitude et se dire : dès l’aube, j’irai acheter du pétrole pour m’éclairer.
Ou bien de frapper chez sa voisine à midi, pour quémander un piment, sans savoir que, non, ça non plus…
Chaque heure a son mystère.
Quinze heures à un carrefour. Le quatre-chemins du calvaire. Ce Christ désorienté dans sa base de béton, les pieds pris dans le ciment… Pourquoi rajouter les clous ? Le pauvre ne peut plus aller nulle part, n’est-ce pas ? Figé dans cette image de crucifié.
Ou des ciseaux prêtés qu’on oublie de rendre… Tu veux couper ma vie, c’est ça ? Utiliser mes ciseaux pour m’ensortiléger… Pas mal, le mot… C’est elle qui se l’invente, là, sur le champ. Elle adore inventer des mots. Ensortiléger, ça reste vague mais assez craignos tout en étant ridicule.
Suspect, cette femme seule dans un petit monde de mariés à tour de bras… Toujours suspect puisque rien n’empêche les hommes… Rien, ni personne. Tous les droits. Des femmes qui se côtoient en se partageant des hommes oublieux… mais mariés ! Alors, toujours le doute, la méfiance, l’amitié suspendue à l’annonce d’une trahison… Et se pendre de chagrin.
Ce soir, sur la jetée à Saint-Louis, sur sa jetée, une femme découpe méthodiquement une chemise d’homme à l’aide de ciseaux enragés… Ceux de sa rivale ? Une chemise noire à ramages rouges et bleus s’éloigne sur l’océan, par petits bouts… Des portions d’homme flottent sur l’eau… La femme lève la tête à son approche. Elle ne pleure pas, non, la folie est dans son regard. Cette femme, ce pourrait être elle, il y a un an. Il faut repartir, se dit-elle… Vers ces hameaux qui la font rêver… Cadet, Les Sources, Grand Bassin, Ducos, Grelin, Barre de l’île, Buckingham, Calebassier, l’Étang Noir, Faup, Beaurenom, Pirogue… Reprendre la route et éviter de penser aux envies meurtrières.