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Gerty Dambury (tous droits réservés)

IL DÉTESTE LES CHANTÉ NWÈL !


Il a dit : « je déteste les chanté nwèl. »

Il l’a répété plusieurs fois, même !

Je me suis demandé pourquoi. Pourquoi il a éprouvé le besoin de lâcher ces mots comme un crachat contre lui-même. Il a parlé de conneries. Je me suis demandé pourquoi il trouve que ce sont des conneries.

Il l’a répété. « Je trouve ça con, les chanté nwèl. »

Mais il ne sait pas pourquoi. Il est absolument incapable de m’expliquer pourquoi. Je le regarde. Il a beaucoup maigri, ces derniers temps. Je ne m’en étais pas aperçu. Et son cou flotte dans sa chemise ouverte. On dirait que son cou va se laisser choir, basculer brutalement vers la droite, ou vers le sol, comme ces oiseaux au cou trop long. Il n’y a pas que son cou qui a maigri. Sa joie aussi a fondu, disparu. Je me demande où sont passées ses dents brillantes comme ses mots. Lorsque je l’écoutais parler, je ne savais pas si j’admirais ses mots ou ses dents. Pas une égratignure, pas une cassure, pas le moindre petit noir annonciateur de caries.

Je n’aime pas les mots qu’il me balance à la figure : je déteste les chanté nwèl.

Sa joie, son visage et son sourire ont brutalement changé. Ou est-ce que c’est moi ?

Quelqu’un m’a demandé de l’inviter à notre fête improvisée. Il avait toujours été présent à tous nos chanté nwèl débraillés. Il se tenait un peu en retrait, ne chantait pas trop, mais il souriait, éclatait de rire même quelquefois à nos chants faux et mal accordés. Il buvait aussi et mangeait de ces plats apportés par tous, salé ou sucré, en partage. Partager ces quelques jours avant les grandes ripailles en famille en sachant que certains, sans famille, se retrouveraient seuls, enfermés chez eux, assis devant un téléviseur qui zoukerait ce soir là parce que Noël, le vrai, serait enfin arrivé, envahissant, messe et robes scintillantes, costumes et compagnie. L’émission de l’année de notre télévision locale.

Nos chanté nwèl, c’était une manière d’imposer notre style musical et notre langue à cette religion imposée. Je trouvais ça, je trouve ça assez subversif… J’aime que ça se transforme en ripaille.

« A PA DOT KI KOMPÈ MICHO KI DI SEN JOSÈF PA PAPA BONDYÉ »

Ça me plaisait que Michaud ait pris quelques verres de rhum et qu’on se demande si ce n’est pas parce qu’il est saoul comme un cochon qu’il se met à nous parler d’enfant né dans une crèche entre un bœuf qui lâche de gros paquets de bouses et un âne qui, forcément, hennit. J’imagine Michaud, totalement ivre, en train d’essayer de faire entendre son histoire délirante.

J’aime ça, que les cantiques ne soient plus de longs chants tristes mais soient émaillés de tambours, de boulagyèl, de yépaa et de pas de danse !

Je croyais qu’il aimait bien être assis dans un fauteuil en osier, légèrement en retrait, à nous écouter beugler :

Ce bon père putatif De Jésus mon maître Que le pasteur plus chétif

Désirant connaître, D'un air obligeant et doux

Recevant le don de tous Sans cé, cé, cé, cé, Sans ré, ré, ré, ré, Sa cé, cé, sans ré, ré, Sans cérémonie, Pour le fruit de vie.

et répondre à nos sollicitations :

« Hé, Judes, ka sa vé di : « père putatif’ ? »

Il se lançait dans une explication déjantée :

« Putatif, dont on ne peut manquer de constater qu’il est lié, par sa racine, à un autre mot que Sartre soi-même n’osait laisser échapper de ses lèvres pulpeuses de nègre qui s’ignore, lorsqu’il intitula son ouvrage, la P… respectueuse, est la manifestation, dans le saint cantique, que la très sainte Vierge fut aussi très respectueuse, au sens sartrien du terme et que donc, Michaud avait raison, Joseph n’est pas le père de Jésus ! Sé sa putatif vé di, par Jésus-Christ, son fils, notre sauveur ! »

Je pensais qu’il aimait ces soirées et le rôle qu’il y tenait. Mais voilà qu’il répète :

« Je déteste les chanté Nwèl… On y joue le rôle de pauvres nègres »

Il dit ça et je vois aussitôt ces hommes noirs hésitants dans les films américains, les soirs de Noël sous la neige, des gars qui n’ont pas l’air tout à fait à leur place, à qui des enfants blonds lancent en passant : « ‘Soir, Vieux Joe ! » et l’homme répond « ‘B’soir, p’tit ! » Et une drôle de conversation s’engage entre le petit qui va ouvrir des tonnes de cadeaux et le vieux qui va se traîner jusqu’à sa pauvre maison solitaire…

Je me dis que je suis drôlement nourrie de films américains et que je finis par nous voir comme ça, alors qu’on ne ressemble pas du tout à ces noirs américains-là ! Enfin, tels que les réalisateurs blancs ont envie de les dépeindre, parce que je n’imagine pas non plus les noirs américains aussi plaintifs que ça !

Je nous vois, au contraire, comme des rebelles, toujours à reprendre leurs chants et à les transformer, à rendre toutes pâlichonnes leurs Vierges et leurs Saintes, à leur opposer des Vierges revisitées, à dire la vérité toute crue d’un Joseph qui s’est fait rouler dans la farine, parce que franchement, c’est quoi cette histoire d’Ange Gabriel qui vient à grands coups d’ailes annoncer que le fils de ta femme est le fils du patron et qu’il va bien falloir que tu la boucles ? Et d’abord, comment il sait que c’est un fils avant même qu’il ne soit né ? C’est des trucs qu’on a bien connus, alors tu parles si on comprend clairement ce qu’ils essaient de raconter à mots couverts. Quoi ? Ben que les patrons, ça veut des bras pour la canne ! Des bras d’homme. Même si, allez, c’est encore du pipeau ça, parce que les femmes noires, elles ont fait leur part dans les champs également. Tout comme les hommes. Merde ! Si Dieu avait été un vrai planteur, ça se trouve, Jésus aurait été une femme noire… Voilà, c’est exactement ça, l’esprit des chanté nwèl : pour moi, on revisite l’histoire de la religion à partir de nos propres critères ! Judes, c’est ça que je veux que tu partages avec nous. Pourquoi on ne prendrait pas leurs histoires et qu’on ne s’en servirait pas pour raconter les nôtres ? S’ils ne comprennent pas ça, c’est leur problème ! Laisse-les croire qu’on ne sait que rechanter leurs chants sans inventer, sans le sous-texte et qu’ils se moquent de nos accents, de nos « la nuit dans sa chaumiè… ». Qu’est-ce qu’on s’en fiche !

Non, on n’est pas des pov’ nèg !

J’essaie de secouer Judes ! Allez, c’est l’occasion de passer un bon moment ensemble !

J’essaie de le faire rire ! Je lui chantes :

« Kelkansoi bwason tu m’as donné, donne-moi du rhum pour l’arroser… »

J’essaie de le ramener à ce bon vieux chanté nwèl, à sa chaise en retrait, à son rôle de littérateur filosof, mais rien à faire…

Il me parle consommation, peuple perdu pour la cause, il me parle fêtes créées de toutes pièces par le marché et je me demande où j’ai déjà entendu tout cela… Je me demande s’il ne confond pas les périodes de l’année… Les élections, c’est pas maintenant… Là, c’est Nwèl o péyi… Pas plus de consommation que d’habitude… C’est juste l’emballage qui change, sauf que cet emballage-là, moi, au moins, il me permet de tromper la tristesse de mon cœur… Il ne sait pas que la parole, ça ne sert qu’à ça ? Tromper l’ennemi au fin fond de son cœur… Je me dis qu’il a passé l’étape de la tromperie… Il est trop loin dans la tristesse. Je vais chanter Nwèl sans lui… Tant pis.


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