Tous les samedis après-midi. Oui, à la même heure. Depuis seize ans. Une habitude que je ne veux pas perdre. Je crois bien que je la garderai jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin de mon séjour dans cette ville, du moins. Parce que je ne pourrai pas finir ici. Non, il n’est pas question que je finisse ma vie dans ce silence.
J’aime mon appartement. J’aime la vue qu’il m’offre. Belle plongée sur Paris depuis les hauts de Bagnolet. Superbe même. Beaubourg et ses tuyaux bleus et rouges que je regarde serpenter, depuis le onzième étage de la tour que j’habite. J’aime mon appartement, j’aime la manière dont je domine Paris d’ici, mais je ne veux pas y mourir. Ce n’est pas chez moi, ici.
Le nom de ma rue aussi, je l’aime, oui. Rue Sesto Fiorentino. Ça sonne bien. Dépend comment on le prononce. Il faut trouver les appuis des mots, les syllabes sur lesquelles appuyer pour que ça sonne. Italien. Italiano. J’ai été surprise le jour où j’ai découvert que c’était le nom d’une petite ville italienne, juste avant Florence. Lors de l’un de mes voyages avec des chrétiens. La seule activité qui m’ait permis de sortir de Paris, enfin de Bagnolet. Pas seule. Avec des croyants comme moi. Des sortes de pèlerinages. Pas envie d’en parler. C’est intime, ça, la religion.
Sesto Fiorentino !
Lorsque le train a commencé à ralentir, ils ont annoncé le nom de la ville où nous allions faire une étape d’une minute ou deux. Sesto Fiorentino. J’étais à peine réveillée après une nuit sur une couchette dans ce wagon de train étroit, un peu étouffant. C’était l’été. Je venais de me réveiller. On approche de Florence, avait dit quelqu’un. Et j’ai entendu prononcer le nom de ma rue. Je me suis demandé, quelques secondes à peine, si j’avais vraiment effectué ce voyage. Mais il ne pouvait pas y avoir de doutes. J’étais dans le train, enfermée, pas une vitre, pas une vue sur l’extérieur. Il fallait aller dans les couloirs pour cela, pour observer par la fenêtre ce quai étrange, tellement différent de ceux que je connaissais, pour voir le nom de ma rue écrit en très gros sur un panneau de gare. Je me suis dit qu’un jour, peut-être, un italien habiterait le Chemin des Petites Abymes, le nom de la rue où je vivais à Pointe-à-Pitre. Un italien habiterait dans une rue portant le même nom mais à Bagnolet et alors, il saurait que des immigrés sont venus des Abymes et ont laissé le nom d’une de leurs voies étroites à une rue de banlieue. Qui sait.
Tous les samedis après-midi je sors à la même heure. Je fais les mêmes gestes. Depuis seize ans. Parce que je suis si désespérément seule.
Avant de sortir, je déjeune. J’essaie de ne pas manger froid, c’est trop triste. Je cuisine. Aujourd’hui, je me suis fait un court-bouillon de poisson. Si j’avais su que vous veniez, je vous en aurais laissé une part. Nous aurions même pu déjeuner ensemble. Ça m’aurait changé. J’aurais été moins seule. Je me suis fait un court-bouillon. Comme au pays. J’ai fait mes courses à Château Rouge. Une raison de sortir, de voir du monde, des gens qui parlent fort, qui rient. Des gens un peu trop scandaleux pour les français, les vrais, enfin ceux qui croient qu’ils sont les vrais, les seuls vrais français. Ça a été bruyant aussi, les français, avant de devenir bourgeois, de se prendre tous pour des bourgeois qui parlent bas et qui nous reprochent d’être des « immigrés bruyants ».
En tous cas, jeudi après le travail, je suis allée à Château Rouge. Je suis passée par le marché Dejean. Autrefois, j’achetais mon poisson aux Halles, quand je suis arrivée, en 1970.
Mais les Halles, on n’y vend plus que des hardes. Des vieilles hardes trop chères et pas solides. Plus de poisson, plus de queues de porc, plus de foie mou que les français ne mangeaient pas quand je suis arrivée.
Foie dur, foie mou, nous on cuisinait ça avec des oignons, bien revenus, des quartiers de tomates, on y versait du riz, un super plat, gouteux et tout. Jusqu’au jour où ils se sont dit : mais ils font quoi tous ces antillais avec le foie mou ? Le foie pour les chats ? Alors ils l’ont vendu. Avant ils nous le donnaient pour le chat. Mais c’est toujours pareil. Les compatriotes ne comprennent pas qu’il faut être discret. Y’en a toujours un qui bave et qui raconte nos petits secrets.
Fini le foie mou, fini les têtes de poisson gratuites.
Je vais à Château Rouge. J’ai l’impression de retrouver les marchés de La Pointe, ma Pointe-à-Pitre où je retournerai un jour. J’achète du vivaneau. Un tout petit bout. Trop cher. Un tout petit bout. Une tête ou un milieu. Pas de queue. On est perdant sur la queue. Je prends aussi quelques queues de cives et du piment. Ça sent le frais. Ça sent le piquant en même temps. Et j’assaisonne mon poisson à l’avance. Comme ça, c’est déjà presque prêt parce que tout repose sur l’assaisonnement.
Le samedi midi, je mange bien. Et puis, après avoir lavé ma vaisselle et astiqué mon évier, je m’asperge d’eau de Cologne, je prends juste mon mouchoir, mon porte-monnaie, mes clés et je vais marcher dans les rues de Paris.
Tous les samedis après-midi. Depuis que je suis arrivée ici, un jour du mois d’août. Il faisait froid. Dix-sept degrés. Moi, j’avais froid, mais j’étais si heureuse d’avoir quitté cette vie médiocre et en arrêt sur un trottoir, à « regarder les passants ». Cette phrase, je ne la supportais plus. « Regarder les passants ». Rien à faire. Personne à qui parler. « Regarder les passants ».
J’ai eu un mari. Préfère ne pas en parler. J’avais qu’une envie. Partir. Le quitter. Tout quitter. Est-ce que j’aurais pu le faire sans cette aide de l’état ? Je n’ai rien dit, à personne. J’ai préparé mon départ. Je croyais pouvoir fuir sans que quiconque ne le sache. Mais en ce temps-là, une femme devait avoir l’aval de son mari. Il m’a dit : « si ou vlé pati, démewdé’w ». Si tu veux partir, démerde toi… C’est un peu grâce à l’état que je me suis démerdée. Il n’allait pas dépenser un sou pour que je le quitte. En même temps, je le comprends. Qui l’aurait fait ? Payer le billet d’avion de sa femme pour qu’elle le quitte ?
Au début, c’était un peu la honte. Tous ceux qui partaient par le Bumidom, il nous revenait de drôles d’histoires à leur propos… Des histoires de prostitution. Ou bien on disait qu’elles étaient servantes. Des bonnes, moi, j’en avais eues grâce au métier de mon mari. Je ne m’imaginais pas servante chez quelqu’un. Chez un Blanc ? Mais qu’est-ce que j’aurais eu honte !
Comme on ne savait pas à quoi ça servait vraiment, cette histoire de Bumidom, on ne disait à personne qu’on partait grâce à eux. Mais ça s’en allait. De tous côtés, ça s’en allait. Le pays se vidait à une allure ! La France, c’était l’El Dorado ! Des femmes partaient les premières et faisaient entrer leurs enfants. Des hommes laissaient leur famille derrière eux et partaient. Certains les faisaient venir au bout de quelques mois, des années parfois. Regroupement familial. Aujourd’hui, j’entends ça à propos des arabes. Nous, on n’a jamais parlé comme ça, pour nous. Je ne sais pas si ça avait un nom. On faisait « rentrer » sa famille. Fallait prouver qu’on travaillait, qu’on avait un logement décent et de quoi prendre soin de ses enfants.
Moi, j’ai eu de la chance. Je n’ai pas pris le bateau. Le Havre et tout. Je n’ai pas connu. Mais les cousines de mon mari, elles, sont passées par le Havre. C’était terrible, cette arrivée-là. Elles étaient perdues. Personne pour les attendre à la descente du bateau. Oh, elles avaient connu un semblant de grande vie sur le bateau, mais une fois débarquées dans cette ville grise et pluvieuse, elles ont déchanté. Trouver la gare. Oui, je crois qu’on te donnait aussi le ticket de train pour rejoindre Paris. Je ne suis plus très sûre.
En tous cas, elles se sont retrouvées dans un foyer de jeunes filles où elles ont appris les travaux ménagers. Tu parles, elles savaient tout faire, comment tenir une maison, mais elles ont fait semblant de ne rien connaître à rien, elles ont appris à cuisiner de la blanquette de veau, blanche et crémeuse… Pas appétissante pour nous… nous, on n’aime pas trop les mangers blancs. Et puis, un jour, quelqu’un est venu, une femme du seizième arrondissement a d’abord emmené Edna. On ne sait pas comment elle l’a choisie. Tu étais présentée. Voici Edna. Voici madame Unetelle. Tu vas aller travailler pour elle. Pourquoi moi ? Pourquoi pas ma sœur ? Pourquoi on ne peut pas partir ensemble ? Non, mais le tour de ta sœur viendra. Ne t’inquiète pas. Vous êtes de bonnes travailleuses… De braves bêtes, j’ai pensé quand elle m’a raconté ça, Edna, toute fière quand même et un peu triste pour sa sœur.
Moi, je suis arrivée directement à Orly. Charles de Gaulle ? Non, ça n’existait pas encore. Ça a été construit dans les années 74 comme ça, je crois qu’ils ont inauguré Charles de Gaulle, Roissy quoi, en 1974. Moi, je suis arrivée à Orly. Et j’ai eu de la chance.
Ce serait long à raconter toutes ces péripéties pour trouver un appartement sans travail, sans fiches de paie. Mais on se soutenait à l’époque. De toutes façons, si on n’avait pas eu quelqu’un sur place, on n’aurait pas pu venir. Fallait fournir un certificat d’hébergement… Comme mon collègue Mahmoud… Il se fichait de moi. Il disait : « Vous, les Antillais, vous êtes comme nous les Algériens, on vous demande les mêmes papiers qu’à nous… Mais vous vous pavanez en disant que vous êtes français ! Vous êtes français ou pas ? »
J’ai eu de la chance, j’avais ma vieille cousine, qui avait besoin que quelqu’un reste avec elle. Alors, elle m’a fourni le certificat… Sinon, j’aurais pas pu voyager. J’aurais pu me retrouver dans la rue, ou bien dans le métro comme ceux que leurs parents ont fichu à la porte. C’est drôle, je me souviens qu’avant de partir, quelqu’un m’avait dit : tu sais les antillais, ils changent quand ils arrivent en France. Tu ne peux pas débarquer chez eux comme au pays, ni rester trop longtemps. Ils deviennent comme les français. Ils apprennent vite. Je ne voulais pas trop le croire, mais j’ai vu comment elle était ma cousine… Je ne veux pas trop en dire, je ne veux pas dire du mal d’elle parce qu’elle m’a permis de rentrer en France, quand même… Mais, c’était pas de la tarte… Comme dit Bernadette, ma collègue portugaise. Celle qui fait la cuisine au bureau.
Les compatriotes, je ne peux pas dire, ils m’ont bien aidée. C’est un jeune compatriote qui m’a trouvé le travail que j’ai occupé jusqu’à ma retraite.
Je n’ai pas bougé. Jamais bougé. J’aurais eu trop peur d’avoir à tout recommencer. J’avais puisé dans mes réserves pour quitter Pointe-à-Pitre et mon mari. Tout donné. Il ne me restait plus rien. Je ne pouvais plus qu’être là et ne pas bouger. Ne pas parler trop fort pour ne pas être remarquée. Ne pas protester au boulot. Ruser. Toujours ruser.
Au début, j’ai été heureuse. J’ai aimé ma liberté et ma solitude. Mais la tristesse m’a vite rattrapée. Le soleil. Avant toute chose c’est le soleil qui me manquait. La lumière de la Guadeloupe. Pas la même lumière dans toutes les îles. Celle de la Guadeloupe est franche, aussi franche qu’un coup de canif sur une joue bien lisse. On ne peut pas la manquer. Elle déboule sur vous dès les premières heures du jour. Elle ne fait pas semblant de naître tout doucement. Non. C’est comme ça. Le jour se lève et la lumière est debout, prête à passer à l’action. Comme les habitants. Une énergie joyeuse qui se cache sous une certaine agressivité. Bim ! Un coup de poing du jour. Une gifle du soleil. Une calotte en pleine face. Et la chaleur, tout de suite. Dans le lit même tu as déjà chaud. C’est une succession sans transition : le jour, le soleil, la chaleur, le bruit, la vie !
Ici, ça traînouille. Ça tarde à se lever. C’est plein de brumes et de brouillards matinaux. C’est la radio qui le dit : « après dissipation des brumes matinales ». La tristesse m’a vite rattrapée et l’envie de repartir. On t’a aidée à quitter le pays mais personne ne t’aide à revenir.
C’est dans les années quatre-vingt que nos enfants ont fait des grèves de toutes sortes pour nous faire revenir. Priorité à la mutation pour les originaires de nos pays, sinon, tu voyais toute la France défiler sous tes yeux, prendre l’avion et s’installer dans ton pays pendant que toi tu crevais là. Les fonctionnaires, ils ont gagné ça. Moi, je n’étais pas fonctionnaire. Juste dactylo dans un bureau. Tout petit le bureau. Une fenêtre basse qui donne sur une rue en pente. Mais pas fonctionnaire. Alors, c’est pour ça que je suis encore là, rue Sesto Fiorentino. Dans mon immeuble qui regarde Paris de loin.
Tous les samedis. Oui. À la même heure. Depuis seize ans. Non, je n’ai jamais calculé.
Calculé précisément combien de samedis ont été absorbés dans cette habitude de ne prendre que mon mouchoir, mon porte-monnaie, mes clés et deux tickets de métro, un pour l’aller, l’autre pour le retour, au cas où un peu de fatigue dans les jambes et dans le bas du dos. Juste quelques pièces dans mon porte-monnaie, si par hasard, une envie de café en hiver ou de limonade en été, peut-être un chocolat chaud aux premiers jours du printemps, comme si le chocolat était le signe qu’on quittait l’hiver et qu’on pourrait bientôt marcher les bras ballants et non plus les mains enfoncées dans les poches du manteau, malgré les gants de cuir marron ?
Il faudrait compter combien de samedis, mais est-ce que le décompte en soi-même ne serait pas décourageant, ne réveillerait pas cette petite pincée de mélancolie dans le cœur, ce rappel que ma vie a été si vide et dénuée de surprise.
Huit cent seize fois. Tant que cela ? Huit cent soixante-seize fois si on ne prend pas en compte le fait que le mois de février mil-neuf cent soixante-quinze a pu être tronqué d’un samedi parce que février, pas comme tous les autres, à se faire remarquer celui-là, avec ses mardis gras ! Bref, peut-être huit cent soixante-seize samedis après-midi peut-être moins ou davantage, qu’importe, mais un nombre équivalent à au moins huit cent fois,
Aujourd’hui, c’est la huit-cent soixante-dix-septième fois qu’avec mon porte-monnaie, mes clés et mon mouchoir, je marche dans les rues de Paris, je vais de Bagnolet à République, je traîne un peu sur les grands boulevards, en souvenir d’une chanson qui ne signifie plus rien parce que les grands boulevards, c’est plus ce que c’était. Mais moi, j’aime encore traîner sur les grands boulevards… en attendant. En attendant d’avoir assez de sous pour me trouver une case là-bas, payer le transport de mes affaires et rentrer, rentrer au soleil, retrouver le bruit, la chaleur, les cris, les regards de travers, l’agressivité derrière laquelle je pourrai faire naître le sourire, parce que je les connais, parce que je les aime, parce qu’en fait, c’est depuis que je les ai quittés que je sais à quel point je les aime. Mes compatriotes. Et ma Pointe-à-Pitre.